Camus [il/lui]

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    spoiler

    Avant même de s’asseoir à la terrasse ensoleillée d’un café de Pau, offrant une vue superbe sur toute la chaîne des Pyrénées, Hélène s’excuse : son mari ne pourra pas venir au rendez-vous, il est au golf. Puis elle explique qu’elle aussi a failli sécher cet entretien. Parler des dernières révélations sur Notre-Dame de Bétharram la met « très mal à l’aise ». Elle a envoyé son fils dans cet établissement catholique du Béarn dans les années 1980. Cette femme de 79 ans comprend la gravité des accusations de violences physiques et sexuelles portées par d’anciens élèves, mais, selon elle, ce sujet « pollue l’Aquitaine » désormais, autant que ses dîners.

    « On ne peut plus se retrouver entre amis sans en parler, souffle-t-elle. C’est le sujet du moment. J’espère que cela va s’estomper. Il y a constamment des blagues dessus, cela fait du mal à notre région. » D’un air désolé, elle montre un photomontage envoyé sur son téléphone : François Bayrou, premier ministre et maire de Pau, y est caricaturé dans une barque surnommée « Le bêta rame ». Pour ne pas être mêlée à cette « polémique », comme elle dit, Hélène refuse de voir son nom figurer dans l’article. Un nom à particule – « ce qui a ses avantages et ses inconvénients, souligne-t-elle, car les gens vous cataloguent rapidement » – légué par la famille aristocrate de son mari en même temps qu’un château proche de Pau.

    La bourgeoisie du Sud-Ouest n’aime guère s’épancher sur le dossier Bétharram. Les langues se délient péniblement pour évoquer ces plus de 150 anciens élèves de Notre-Dame de Bétharram qui ont dénoncé des violences physiques, des agressions sexuelles et des viols. Jusque-là, l’établissement des Pyrénées-Atlantiques était une institution intouchable, avec une réputation établie, autant pour son taux de réussite au baccalauréat que pour sa rigueur et sa capacité à « redresser » les enfants jugés trop turbulents. Beaucoup venaient de très bonnes familles. De Pau à Bordeaux, en passant par le Pays basque, des notables de toute la région y ont envoyé leurs enfants, autant pour construire leurs réseaux que pour les confronter à une éducation à la dure. Un choix traditionnel pour les élites

    Pourquoi ce choix de la part de familles bourgeoises ? « Ça se faisait », répondent-elles souvent. Comme une évidence que l’on ne questionne plus, dans une logique de reproduction sociale. L’institution a formé des garçons devenus avocats, médecins, journalistes, hommes politiques, directeurs de banque… Avant d’y faire entrer son fils au collège pour deux ans, Hélène avait eu « de bons échos » de Bétharram. Fille de notaire, elle-même était passée par la case pension en région paloise et y avait été très heureuse.

    Alors, en 1982, son mari et elle choisissent cette option pour leur fils qui, d’après eux, ne travaille pas assez à l’école. Ils étaient conscients que ce ne serait pas un établissement « de Bisounours », mais, de toute façon, précise Hélène, ils n’ont pas élevé « une chochotte ». « C’était un cadre que l’on cherchait, plus qu’autre chose, explique-t-elle. Une éducation rigoureuse qui soit bien posée. A la maison, il n’arrivait pas à travailler. »

    La stricte discipline est plutôt bien vue par cette bourgeoisie d’obédience catholique, inquiète de l’arrivée au pouvoir de la gauche de François Mitterrand en 1981 et d’un supposé laxisme dans l’éducation des enfants. Le quotidien Sud Ouest offrait un aperçu de cette mentalité dans un article du 13 avril 1996 : « Bétharram, dans le Sud-Ouest aquitain, est un symbole. L’un des derniers bastions (d’aucuns affirment le dernier) d’une éducation “à la dure”, capable de tenir tête aux coups de boutoir d’une société permissive triomphante depuis mai 1968. »

    Hélène se souvient qu’un jour, son fils lui a raconté avoir été puni et envoyé dehors en pleine nuit dans le froid sur le perron du collège. « Si tu n’avais pas fait une connerie, tu serais resté dans le dortoir », lui avait-elle alors répondu. Aujourd’hui, elle ne sait pas si elle porterait plainte pour cela. Elle n’exprime pas de regrets d’avoir envoyé son fils à Bétharram. « Il n’y a pas été malheureux », affirme-t-elle. Une institution qui « vendait du rêve »

    Avec le recul, Jean-Rémy Arruyer, cartographe, analyse les liens entre l’institution catholique et le milieu bourgeois comme « un jeu social ». Ce sexagénaire a été pensionnaire à Bétharram de 1973 à 1980, du CM2 à la 1ʳᵉ, et fait partie de la centaine de plaignants. Il y a subi des agressions sexuelles et mettra près de quarante ans à en parler à ses proches. Le jeune Jean-Rémy n’a jamais été un enfant turbulent, il collectionnait au contraire les prix d’excellence. « Cela correspondait aux bonnes valeurs d’un entre-soi bourgeois : tu avais une maison, deux voitures, tu allais à la messe et au ski le week-end, et tu avais ton fils à Bétharram », analyse-t-il.

    A l’époque, son père possède une coopérative de produits laitiers et sa mère enseigne dans le privé. Elle vient d’une famille aisée du Gers et ses cousins germains ont tous été scolarisés à Notre-Dame de Garaison, un établissement catholique des Hautes-Pyrénées, lui aussi récemment mis en lumière à la suite de dénonciations de mauvais traitements et d’agressions sexuelles par des anciens élèves – tout comme les collèges Notre-Dame du Sacré-Cœur, dit « Cendrillon », à Dax, ou Saint-François-Xavier, à Ustaritz, dans la même région. Si cette mère de famille s’en veut énormément, à 93 ans, d’avoir mis son fils à Bétharram, à l’époque elle le vit comme une vraie « fierté » et un « marqueur social », a-t-elle rapporté à son fils après les révélations de l’affaire.

    Entre les années 1970 et 2000, Notre-Dame de Bétharram met tout en œuvre pour vendre du rêve aux parents. L’établissement met en avant les nombreux équipements sportifs, dont une grande piscine, les sorties au ski le mercredi après-midi, la nature autour du pensionnat. « Le père directeur recevait généralement les parents avant la rentrée pour finir de les convaincre, raconte Jean-Rémy Arruyer, qui vit toujours dans la maison familiale, à Pau. Ce n’était pas le petit curé de la paroisse du coin, il faisait partie des gens d’un tout autre calibre. Tout cela était vu comme le gage d’une réussite sociale à venir. J’étais programmé pour être magistrat ou militaire en sortant de là. » Il restera pourtant traumatisé par son passage dans l’établissement. Un sujet difficile à évoquer

    Dans les familles bourgeoises, Bétharram n’a jamais été un sujet de discussion. Pas plus aujourd’hui qu’hier. Comme au sein de ce couple originaire de la région paloise, parti pour sa retraite dans une ville de la côte basque. Ils ont tous deux fait partie des grands notables de Pau et préfèrent ne pas voir leur nom associé à cette affaire. Leur fils, Matthieu, aujourd’hui médecin dans la région de Marseille, a fait sa 1ʳᵉ et sa terminale à Notre-Dame de Bétharram dans les années 1980. Une idée de ses parents, selon lui, car il avait redoublé sa 1ʳᵉ. Son père et sa mère soutiennent, eux, qu’il y est allé de sa propre volonté.

    « C’est difficile d’en parler, reconnaît l’ancien pensionnaire. J’ai baigné dans une éducation religieuse. Ces affaires remettent aussi en question tout un univers éducatif. » Matthieu assure n’avoir subi aucune violence, ce qui l’interroge au regard des témoignages publiés ces derniers mois : « Je me demande si les classes plus aisées n’étaient pas plus protégées que les gens plus pauvres. Les “fils de” étaient peut-être moins la cible des surveillants et des prêtres, notamment en ce qui concerne les violences sexuelles. »

    De leur côté, ses parents reconnaissent ne s’être jamais posé de questions. « Quand on est proche de ses enfants, ils parlent, ils vous racontent tout, soutient le père de Matthieu. Pour ceux qui ont subi des violences et qui n’ont pas osé parler, il y a sans doute un problème de lien avec leurs parents. » Une rhétorique identique à celle de François Bayrou. A la sortie de la réunion avec des représentants du collectif des victimes le 15 février, à la mairie de Pau, le premier ministre avait en effet répondu aux journalistes que, si ses enfants scolarisés dans l’établissement avaient subi des violences, ils lui en auraient parlé. Il « n’aurai[t] pas pu ignorer cela pour [ses] enfants ». Des faits déjà dénoncés dans les années 1990

    François-Xavier Tourot, 55 ans, ne croit pas un instant que la parole est plus facile à libérer dans certaines familles plutôt que dans d’autres. « Peut-être encore plus que dans d’autres milieux, il y avait ce déni et cette omerta dans les familles bourgeoises », assure ce graphiste, victime de violences physiques et d’agressions sexuelles à Bétharram pendant trois ans, de 1980 à 1983. Sa famille, dont deux membres appartenaient à la direction du groupe pétrolier Elf Aquitaine, habitait à Trespoey, le quartier chic de Pau. S’attaquer à une institution dirigée par des prêtres est, selon lui, impensable dans ces milieux très catholiques et dénoncer les faits risque de mettre en péril la réputation de toute une famille.

    A 11 ans et demi, le jeune François-Xavier ne parvient pas à parler à ses parents des violences dont il est victime. Il ne trouve pas les mots justes, a peur de les décevoir ou de se plaindre de quelque chose qui ne serait pas si grave. Il laisse transparaître son mal-être autrement. Un soir, chez sa mère (ses parents sont divorcés), il boit une demi-bouteille de whisky, jusqu’au coma éthylique. Quand il se réveille, le lendemain, sa mère n’a aucune réaction. « Quelle honte », lui reproche-t-elle simplement. Celui qui fait partie des actuels plaignants n’a pu en parler à ses proches et publiquement que début 2024.

    Déjà en 1996, l’avocat palois Jean-François Blanco avait observé cette capacité du milieu bourgeois à protéger son institution. A l’époque, il défend la famille Lacoste-Séris, dont le fils Marc, 14 ans